Mouloud Mammeri : Le sens d’une quête et d’un combat
Prologue
Quand trop de sécheresse brûle les coeurs
Quand la faim tord trop d’entrailles,
Quand on rentre trop de larmes,
Quand on bâillonne trop de rêves,
C’est comme quand on ajoute bois sur bois, sur le bûcher
à la fin,
Il suffit du bout de bois d’un esclave pour faire
Dans le ciel de dieu
Et dans le coeur des hommes
Le plus inextinguible incendie
Le foehn ou la preuve par neuf, M. Mammeri
La quête des origines
Issu d’une grande famille de lettrés, profondément enracinée dans les valeurs de la terre natale, Mouloud Mammeri va se trouver – par les hasards de l’histoire – confronté à une situation particulière. Il quitte son village natal pour se rendre à Rabat, et y faire des études. Il découvre une «société élargie», lui qui avait vécu dans un espace clos et protégé par la configuration géographique et les traditions ancestrales. Il passe d’un espace géographique à un autre, d’une société agraire, à une société citadine, d’une langue à une autre, d’une culture à une autre, de l’école d’une société à tradition orale à une autre où domine la scripturalité ; mais surtout, à 11 ans, il va découvrir, au Maroc, que les Berbères existent dans tout le Maghreb.
Cette expérience sera vécue comme une chance : «Ma chance a été qu’au lieu d’aller comme tous mes autres camarades dans une des villes coloniales de l’Algérie…des villes sans âme… des villes sans art… j’aille au Maroc… le Maroc des années 1930…où des hommes se battaient encore pour la liberté ; la dernière tribu indépendante ne devait déposer les armes que quatre ans après mon arrivée.» Confronté à un monde élargi et nouveau, il n’aura pas eu vraiment de choc culturel, au sens de rupture, car Mouloud Mammeri a appartenu à la lignée prestigieuse des amusnaws (lignée des sages, de ceux qui savent, ceux qui possèdent un savoir millénaire et qui le transmettent). Mohamed Kheireddine fait dire à Agounchich : «On ne peut efficacement communiquer avec les autres qu’en étant soi-même ancré dans sa culture, le mot culture signifiant ici terre et connaissance viscérale de cette terre.»
La découverte d’un autre monde berbère qui luttait encore pour sa liberté va susciter une réflexion et l’aider à prendre conscience. Très tôt, une quête -qui va sous-tendre toute son action- sera fondée essentiellement sur la quête des origines. Cette recherche occupera toute sa vie, et face à la déperdition culturelle, il va essayer de sauver ce qui peut l’être. Bien plus, son travail d’écrivain multiple fixera par l’écrit des pans d’histoire, avec des romans, des pièces de théâtre, des investigations scientifiques, des recherches anthropologiques. L’accès à la scripturalité permettra de fixer les poèmes anciens, les contes de la tradition orale. Encore que pour M. Mammeri «il n’est pas nécessaire pour une culture de passer par l’écriture pour demeurer vivante.» Ainsi s’explique cette recherche et cette réflexion permanentes concernant l’identité et l’histoire. Pour comprendre ce cheminement, écoutons Mouloud Mammeri s’en expliquer :
«Je suis sorti de ma montagne natale et de son monde accordé vers onze ans. Je n’avais rien connu d’autre jusque-là. Brusquement, en l’espace de deux ou trois jours, le temps que mettait le train d’Alger pour me déposer à Rabat, j’étais ‘‘fourgué’’ dans un monde qui avait l’air d’être le vaste monde, et qui, dès le premier contact m’avait semblé profondément étranger. Je ne sais si j’ai jamais réalisé ce bannissement du paradis perdu sur le plan de la vie et des affects. Sur celui de la réflexion, je suis sûr que cette épreuve a été pour moi déterminante parce qu’elle m’a acculé à poser des questions décisives et à tenter d’y répondre, d’y répondre, avec les moyens du bord qui n’étaient pas considérables. Tout de suite, j’ai eu le sentiment d’une injustice, une injustice millénaire. Au lycée, on me faisait étudier l’Orient et la Grèce, l’Angleterre, sauf nous, car nous étions nulle part, et , quand nous étions, c’était sous la bannière des autres.»
Ce qu’il faut retenir de ce passage, ce sont les conséquences du départ de Mouloud Mammeri vers le Maroc : soudain, il a pris conscience de son expropriation : exproprié de son histoire, de sa langue, de son pays. Ce sentiment de n’exister nulle part, cet «effacement» idéologique vont faire de lui cet homme en perpétuelle quête du pays perdu et en perpétuel questionnement. La question identitaire ne se posait pas pour lui. Il savait qui il était mais ce qu’il ne comprenait pas c’est cette absence millénaire de «reconnaissance». Exproprié, donc étranger, cela lui a été insupportable et il l’a ressenti comme une injustice absolue, incompréhensible. C’est cela le sens de la quête. Lui même a dit qu’il était «un démocrate impénitent» héritage millénaire de résistance, de prise de conscience et de liberté, mais il est plus que cela, il est un rebelle fondamental doublé d’un humaniste.
Sa rébellion s’inscrit contre les discours officiels «l’histoire officielle toujours écrite par les vainqueurs» contre une marginalisation constante, une dévalorisation permanente et «il était le seul rare autochtone qui s’obstinait à prouver que la culture berbère était aussi digne d’intérêt». Bien que la culture soit «minorée», Mouloud Mammeri refuse bien sûr «cette domination sur le plan des valeurs». Interdite d’expression, certes, mais porteuse de valeurs universelles et, c’est ce qui donne cette capacité de résistance, cette vivacité à cette culture si souvent aux prises avec les volontés d’effacement. Aucun complexe chez cet écrivain parce qu’il a reçu un héritage ancestral extrêmement riche et valorisé.
Son oncle connaissait 7000 vers en arabe, connaissait parfaitement l’histoire française, mais à aucun moment ne se posait pour lui le problème de l’aliénation, parce qu’il était profondément ancré dans des valeurs sûres, profondes. Mouloud Mammeri constate un fait – hélas préjudiciable pour la culture berbère en particulier – et, en général pour la culture algérienne, mais à «aucun moment, son combat ne s’inscrit contre les autres, et ceci est extrêmement important à préciser, face à ses détracteurs. (Il n’est que de rappeler la polémique orchestrée au moment des évènements de 1980 et lors de la parution de La Colline oubliée.) Sa seule préoccupation : donner à voir, faire exister une culture millénaire, porteuse de grandes richesses humaines. Combat solitaire, mais doublé d’une volonté tenace, persuadé que les nouvelles générations assumeront leur histoire.
«(…) Le nombre de jours qu’il me reste à vivre, Dieu seul le sait. Mais quel que soit le point de la course où le terme m’atteindra, je partirai avec la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de sa libération que mon peuple (et, à travers lui, les autres) ira. L’ignorance, les préjugés, l’inculture peuvent un instant entraver ce libre mouvement, mais il est sûr que le jour inévitablement viendra où l’on distinguera la vérité de ses faux-semblants. Tout le reste est littérature.»
L’action de Mouloud Mammeri est pacifique, il portait en lui une énergie de conviction extraordinaire, persuadé que l’histoire rattrapera un jour les falsificateurs. La reconnaissance d’une langue et d’une histoire -occultées depuis des millénaires- est légitime. Il lutte contre les étiquettes, et, il ne laisse pas embrigader par les tentations fallacieuses et tronquées. Il n’est pas le seul à proclamer ce droit à l’existence. Les écrivains des années 1950 -à des niveaux différents- donnent à voir le peuple algérien, non seulement aux colonisateurs mais aux tenants d’idéologies réductrices. Le peuple algérien existe ; il est vivant et il fallait le dire, et ce sont des écrivains comme Mohamed Dib, Kateb Yacine, Jean Amrouche, Mouloud Feraoun qui ont été des éveilleurs de consciences. Boulifa, M. Mammeri et M. Feraoun ont rétabli la continuité malgré les ruptures historiques, en publiant les poèmes de Si M’hand ou M’hand. Ainsi, la tradition orale par la scripturalité s’inscrit dans le sens de l’histoire. C’est un combat face aux tentatives de ceux qui veulent effacer les cultures populaires et surtout les vider de leur substance.
La culture algérienne doit échapper à la folklorisation et pour cela mérite un travail de revalorisation parce qu’ancrée dans les racines profondes de l’Algérie. «Au lieu de vénérer le passé, la culture berbère, il a préféré l’interroger» (Melha Ben Brahim). Par la reconnaissance des langues nationales, le patrimoine oral aurait pu être sauvegardé comme une richesse ce qui aurait permis le passage à d’autres cultures sans heurt sans déchirement. Le patrimoine oral souvent dévalorisé, pas seulement chez nous, véhicule mythes, symboles et tout ce qui contribue à forger la personnalité. M. Mammeri a pris conscience que quelque chose d’essentiel de vital était en train de se perdre d’une manière définitive.
Comment ne pas être saisi d’angoisse devant l’exemple de Khadidja, femme de Touat – Gourara : M. Mammeri a rencontré une des dernières femmes parlant berbère, le zénète à Tamentit : «Le Zénète n’était plus pour elle un instrument de communication, mais seulement une sorte de bien précieux auquel elle portait une nostalgie visiblement désespérée»
M. Mammeri n’a enregistré que des bribes de la poésie de Khadidja. «Elle était la dernière à détenir un patrimoine d’une grande valeur» M. Mammeri a promis de revenir «pour lui faire dire et, ainsi sauver de l’oubli ce bien enfoui dans un contenant si fragile… nous n’avons pas eu à repartir pour Tamentit, parce qu’entre temps, Khadidja est morte». Cet exemple illustre bien l’urgence de sauvegarder le patrimoine national parce qu’il «véhicule d’inestimables valeurs accumulées depuis des millénaires, et qui justement parce qu’elles sont l’aboutissement unique d’une expérience aussi longue, doivent être prises en compte par tous les hommes, dont c’est le bien commun, mais d’abord par les intéressés ; car l’exemple du Gourara montre que les changements et les évolutions qui s’opèrent inévitablement – et du reste heureusement- dans une culture ne sont bénéfiques que s’ils sont déterminés de l’intérieur».
Face à cette perte inestimable, qui ampute l’Algérie d’une dimension essentielle, M. Mammeri lance un cri d’alarme. Une grande civilisation que 30 siècles de colonisation n’ont tout de même pas réussi à effacer, une culture aussi vivace qui a résisté à de multiples assauts, ne méritent-elles pas qu’on la sauvegarde ? Dans toutes ses oeuvres, M. Mammeri dévoile ce qu’on a toujours voulu cacher : l’existence d’un peuple exproprié de sa langue (Awal). M. Mammeri change le regard, il part en guerre contre les attitudes réductrices et contre l’anthropologie occidentale dont le regard extérieur n’est pas à même d’appréhender véritablement le fonctionnement d’une société. Donc, une culture de la mémoire pour donner à nos jeunes un repère, un symbole enrichissant, dynamisant, et qui leur permet de structurer leur personnalité.
M. Mammeri symbolise des valeurs universelles, universalistes. Sa quête est une quête de vérité: homme de culture avant tout, loin de la politique et pourtant si près des préoccupations de son pays et qui clame haut et fort «qu’une culture ne se décrète pas».