3 Février 2018
Culture du peuple ou culture pour le peuple (Extrait)
D’une façon générale l’acculturation n’a pas bonne presse. Elle est univoque : ce sont toujours les autres pays du monde, en particulier du Tiers Monde, qui doivent se convertir à la culture d’Occident. Cette nécessité est toujours sentie comme une agression : lors même que la culture d’Occident paraît se proposer, elle s’impose. Aux temps de la colonisation le cas de figure était relativement simple : la culture d’Occident venait avec ses canonnières ; c’était un instrument –subsidiaire, mais à la longue plus efficace –de fondement d’un pouvoir. On aurait pu attendre qu’avec les indépendances nouvellement acquises (en particulier par les états africains, dans les années soixante) le phénomène prît fin. Il n’en a rien été, les gouvernements « nationaux » se faisant souvent les fourriers zélés de la culture occidentale auprès de leurs propres peuples, ceci dans le même temps que le discours officiel ou officieux dénonce, en termes quelquefois violents, les intentions et les effets de ce qu’il stigmatise sous le nom de néo-colonialisme.
La raison en est évidente : parce que la science de l’Occident, ses armes et ses techniques (ce qu’on appelait naguère la « civilisation », avec le halo de prestige que le terme impliquait) ont fait sa suprématie, on est contraint de les assimiler, si l’on veut s’opposer efficacement à lui. Mais, si en théorie il peut paraître facile d’emprunter les instruments matériels de l’autre, tout en gardant ses propres valeurs (l’identité, l’authenticité font partie du vocabulaire courant de nombreuses nations issues de la colonisation), dans la réalité l’opération s’avère malaisée, voire simplement impossible. Il y a une cohérence du système, qui fait que l’un de ses pièces ne peut pas fonctionner, du moins au mieux de son rendement, sans l’autre ; les éléments d’un tissu social complexe sont trop intriqués l’un dans l’autre et chacun dans l’ensemble pour qu’on puisse se livrer à une opération de dépeçage plus ou moins arbitraire, par lui. Le cas de figure est classique : on croit ne prendre à l’autre que ses armes et on s’aperçoit qu’on ne peut le faire efficacement qu’en prenant aussi son âme.
Il ne faut pas croire cependant que tous les gouvernements des pays du Tiers Monde sont insensibles à la contradiction. Beaucoup, presque tous, la voient, en tous cas la vivent, clairement. Simplement, ils ne trouvent pas de moyen fiable de la résoudre, parce que, pour des raisons d’ordre différent : les unes d’efficacité et à la limite de survie, les autres d’éthique (quelquefois aussi de démagogie), mais toutes également impératives à leurs yeux, ils cherchent à concilier la maîtrise des pouvoirs écrasants de l’autre (qui est ici toujours l’Occident), sans jamais chercher vraiment à savoir à quelles condition cette conjonction est possible et quels en sont les enjeux. Nulle part à ma connaissance on n’a enregistré jusqu’à présent d’exemple pleinement réussi, y compris au Japon.
Si bien que l’on assiste souvent au phénomène paradoxal de gouvernements nationaux faisant en quelque sorte succéder à l’acculturation classique, de type extérieure et subi, une acculturation « indigène », quelquefois plus efficace. L’opération est toujours des plus malaisées. Un gouvernement, même national, doit compter avec les pesanteurs sociologiques. Il existe un seuil au-delà duquel le corps social manifeste de véritables réactions de rejet : parmi les pays musulmans l’Iran vient d’en donner ces dernières années un exemple éclatant ; on peut considérer que la Turquie d’Ataturk a fourni le type inverse dans les années vingt.
Il est probable, que pour arriver à la pleine intelligence d’un phénomène sans doute ancien mais qui a pris en cette deuxième partie du 20e siècle des dimensions planétaires, il faudrait multiplier l’analyse de cas d’espèce les plus nombreux et les plus divers possibles.