31 Décembre 2016
3\. Engagement ?
(Le devoir de vérité dans les vases du chott)
-Tu disais que chacun de tes romans représentait une étape de la vie du peuple algérien Est-ce à dire que tu te considères comme un écrivain engagé ?
Le problème de l’engagement a longtemps occupé la littérature d’après-guerre, je veux dire la Seconde Guerre Mondiale. C’est donc un problème de ma génération. Il est passé de mode dans les pays où il est né, mais il continue chez nous de servir à tout crin, d’ailleurs plus comme recette que comme source vivante de réflexion.
-Justement, je voulais savoir ce que tu en penses.
D’abord, qu’il doit correspondre à une fonction essentielle, puisqu’à la suite de ses inventeurs…les philosophes existentialistes, je crois, surtout Jean Paul Sartre…il a connu une fortune considérable et pratiquement mondiale. A la fin des années quarante et dans les années cinquante, il était pratiquement impossible à un intellectuel de se déterminer que par rapport à lui. L’histoire depuis a marché ; elle a imposé d’autres problèmes, souvent plus urgents…pas partout bien sûr…
-Justement pourquoi à ton avis cette fidélité plus grande dans certains pays…le nôtre peut-être… ?
Je crois que c’est un phénomène général pour tous les pays du Tiers Monde…ou un grand nombre d’entre eux, où la réflexion est souvent, comment dirai-je ?...provinciale en quelque sorte…sans acception péjorative du terme…Elle y retarde (ou s’attarde) de plusieurs années, quelquefois de plusieurs décennies, sur celle des grands centres où on considère, à tort ou à raison, que s’élabore une réflexion plus valable.
Chez nous, le phénomène est tellement courant qu’il est presque inutile de le mentionner. Je ne sais pas si la réputation des écrivains algériens de langue arabe se fait au Caire, mais il est sûr que celle des œuvres écrites en français se fait à Paris, et tel écrivain dont l’édition algérienne refuse le roman (entre parenthèse le bon roman) n’est reconnu qu’après que la critique française a fait l’éloge de son livre, entre temps publié en France.
Je pense qu’il y a là un problème beaucoup plus général. Parce qu’il y a une constatation simple, que l’on peut faire chaque jour. Ceux qui, sous prétexte d’engagement, crient à l’agression idéologique de l’Occident et au néo-colonialisme culturel, ceux qui prônent le plus véhémentement un retour aux sources…comme si l’on pouvait vivre en retournant, ou même seulement en se retournant…sont souvent les plus idéologiquement aliénés, comme si la fureur du cri les rachetait de la dépendance. Ils n’ont pas assez maîtrisé, assez transcendé les concepts de l’Occident pour au besoin s’en détacher, les repenser, les faire vivre ; il en va d’eux les vases du chott : plus ils font d’efforts pour se dégager et plus ils s’enlisent.
Si bien qu’on arrive là à un beau paradoxe. La pensée de l’Occident offre elle-même les instruments de sa propre contestation. Toutes les cultures…peut-être faut-il dire toutes les idéologies…ne sont pas ainsi faites ; il en est qui sur elles-mêmes n’admettent…et d’ailleurs ne connaissent…qu’un seul type de discours : l’hosanna et l’auto-dithyrambe.
En tout cas, c’est ce qui se passe pour l’engagement ; nous l’avons pris à l’Occident comme nous prenons ses usines : clefs en mains. Après il n’y a plus qu’à laisser fonctionner la machine. On a trouvé le sésame. La formule tient lieu de réflexion, à la limite elle en dispense. L’engagement, ainsi utilisé, n’est pas seulement un instrument commode, c’est aussi un bon instrument de terrorisme intellectuel : il permet de condamner ceux qui pensent différemment.
-Tu ne crois pas que tu pousses un peu à la caricature et qu’il y a des acceptions plus positives du terme ?
Certainement, mais pour un écrivain algérien, l’acception qu’il doit considérer avant toutes les autres, c’est celle qui a cours ordinairement, en Algérie. Le sens qu’on a donné au terme communément chez nous, c’est une sorte d’embrigadement inconditionnel…Il traîne après lui des relents encasernent…le petit doigt sur la couture du pantalon et que je vois une seule tête.
J’avoue que personnellement, à la fois par tempérament et par principe, je suis allergique à ce genre de sport. Des têtes, je pense personnellement que plus on en voit et mieux c’est …Quelle fête formidable on peut faire quand plusieurs têtes entrent dans le jeu…et quel paysage morose, aride, déprimant, quand il n’y a qu’une qui pense ou qui fait semblant…une qui parle, une qui dit ce que les autres doivent dire et penser. Quant mille voix dociles bêlent à l’unisson la voix de leur maître, quel immense bêlement bien sûr, mais aussi quel bâillement immense !
-On ne comprend plus dès lors la fortune remarquable du terme…
Dans le passé il a été opportun et aujourd’hui il continue d’être commode.
Comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est une invention existentialiste des années d’après-guerre. C’est dire que c’était une réponse à une situation précise et en même temps le produit d’une philosophie donnée. L’Europe et, à travers elle le monde entier, sortait d’une longue épreuve où le sort des hommes était réellement en suspens pendant des années, pendant des années il pouvait basculer vers la formule du totalitarisme nazi. Ce n’était pas pure spéculation de l’esprit, cela impliquait un destin concret pour des dizaines de millions d’hommes.
Des intellectuels conscients…plus conscients que d’autres…ont pu avoir l’impérieux sentiment d’un rôle urgent à jouer, peut-être aussi, en arrière-fond, de culpabilité. Un rôle urgent, mais pas nécessairement facile, parce qu’il acculait quelquefois à des choix coûteux. Il n’est que de voir le différend qui a opposé à ce sujet Sartre et Camus : le clerc peut-il quelquefois choisir Satan pour « ne pas désespérer Billancourt » ou bien, par amour pour sa mère, faire fi de la justice ?
-Il reste que…
Il reste que dans le principe de l’engagement impliquait une protestation de l’intelligence contre la violence, surtout quand cette violence était celle d’un pouvoir, ou bien du pouvoir tout court. Il supposait que l’intellectuel était du côté des démunis, des opprimés, de ceux qui n’ont pour faire entendre leur voix (car pour faire triompher leur cause c’est une autre histoire) que ces voix de l’intelligence qui, elles, n’avaient pour elles que …le bon droit. Mais, comme tel il impliquait un risque : Goebbels, quand il entendait parler de la culture, sortait son revolver…et que peu un bon droit en face d’un bon revolver ?
Sartre, signataire du manifeste des 121, favorable à l’indépendance algérienne, risquait de se faire arrêter en France, s’il y rentrait d’Amérique, où il se trouvait alors, mais, parce qu’il se sent engagé, il rentre. Il est vrai que le pouvoir d’alors (c’était De Gaulle) décrète : « On n’arrête pas Voltaire ! »
L’engagement devient donc un critère de jugement. Les problèmes commencent à partir du moment où il faut définir à quoi on s’engage et à quelles conditions. Car derrière les mots il y a les choses ; ce qui compte, ce n’est pas la notion abstraite de l’engagement, ce sont les usages qu’on en fait. Or, force est de constater que presque toujours le terme a pris chez nous un sens univoque, il veut dire défendre par l’écrit la vérité officielle. Etrange avatar d’un concept inventé pour défendre les victimes, l’engagement a fini par consister à être du côté du prince.
-Il y a des exceptions…
Sans doute ! Le contraire eût été désespérant. En tout cas, l’engagement, il vaut mieux le pratiquer que le crier. Et puis soyons sérieux : comment un écrivain algérien peut-il décrire la réalité algérienne sans être par cela même engagé ?
Il n’y a pas de peinture indifférente.
-Je ne sais pas si mes souvenirs sont bons, mais n’est-ce pas ce que certains ont reproché à « La colline Oubliée » quand elle a paru ?
Pour le point dont nous débattons, je pense que c’est un exemple éclairant. Je passe sur le côté épisodique pour en venir au fond du problème. Le fond du problème, c’est que mon critique trouvait scandaleux que mon roman ne soit pas une simple et sanglante condamnation du colonialisme.
Mais mon critique se trompait de cible. Ce que j’écrivais, c’était un roman ? Ce qu’il fallait me demander (ou se demander), c’était : est-ce que la peinture était fidèle au modèle vrai et pas aux figures d’artifice qu’une mauvaise idéologie leur substitue.
Il ne s’agit point ici de ressusciter une polémique vieille maintenant de plus de trente ans, ce qui est parfaitement inutile, mais d’en tirer des conclusions capables de servir encore aujourd’hui et sans doute en tout temps.
Il y a dans « La colline oubliée » toute une peinture de la situation coloniale telle qu’elle était vécue à l’époque : il y a une misère généralisée, l’injustice d’un ordre fondé sur la violence et le déni de droits élémentaires, il y a la mobilisation de jeunes algériens pour défendre une cause où il ne se sentent pas impliqués, il y a un premier maquis (avant celui de 1954 abondamment récupéré depuis la littérature « engagée »), mais il y a aussi tout le reste de la société algérienne, rude ou enchantée (mais oui, enchantée, il n’y avait pas que des ombres). Le véritable engagement consistait à présenter cette société telle qu’elle était dans la réalité et non pas telle que l’aurait reconstruite un choix de héros dits positifs ou retraduite un discours idéologique, c'est-à-dire un mythe.
Le premier devoir d’un romancier est le devoir de vérité.
De toute façon des expériences beaucoup plus radicales que les nôtres ont été faites avant nous. Le moins que l’on puisse dire des résultats est qu’ils ne sont pas très convaincants. Un Jdanovisme au petit pied, à mon avis, ne peut pas être plus concluant que l’original.
(…) c’est le problème fondamental de la littérature : réalisme ou invention ?
Personnellement je pense que le problème ne se pose pas de cette façon abrupte en termes de choix manichéen.
Dans la pratique je crois qu’il est difficile et à vrai dire impossible de dissocier l’un de l’autre les deux modes : peut-on réellement inventer dans une espèce de stratosphère entièrement coupée de tout contact avec la terre, sans aucune référence au monde existant ? Et, à l’inverse, peut-on rendre les choses dans une sorte de parfaite nudité, sans que nos vœux, nos répugnances, le prisme déformant de notre vue les affectent (et donc les réinventent) ?